La médicalisation de l’expérience humaine

Par Gérard Pommier Psychiatre, psychanalyste, professeur émérite des universités, directeur de recherche à Paris-VII

Source: Le Monde Diplomatique

Confusion entre le pathologique et l’existentiel

Une perturbation de l’humeur, des moments de chagrin ou de tension sont-ils toujours signes de maladie ? La psychiatrie européenne a longtemps su en évaluer la gravité et trouver les prescriptions appropriées, du médicament à la cure psychanalytique. L’industrie pharmaceutique incite en revanche, sous couvert de science, à transformer des difficultés normales en pathologies pour lesquelles elle offre une solution. par Gérard Pommier 

JPEG - 280.4 ko
Will Turner. — « 27 », 2008 © Will Turner – Art Bärtschi & Cie, Genève

Devant la réalité de la souffrance psychique — l’une des plus importantes pathologies modernes — s’est mise en place, depuis quelques décennies, une machinerie diagnostique inédite, qui a pour objectif de rentabiliser cet énorme marché potentiel. Pour ce faire, il fallait en priorité remplacer la grande psychiatrie européenne, qui, grâce à des observations cliniques multiples et concordantes rassemblées durant les deux derniers siècles, avait répertorié les symptômes et les avait classés en trois catégories : les névroses, les psychoses et les perversions. Armé de ces connaissances, le clinicien de terrain pouvait établir un diagnostic et distinguer les cas graves de ceux qui étaient causés par des circonstances passagères. Il départageait alors ce qui demandait l’aide de médicaments de ce qui pouvait trouver une meilleure solution grâce à des entretiens.

Psychiatrie classique et psychanalyse étaient arrivées aux mêmes constats. Ces deux approches bien distinctes se sont ainsi corroborées et enrichies mutuellement. Le marché du médicament gardait alors des proportions raisonnables, ce qui a dû faire réfléchir « Big Pharma » — un surnom approprié à l’énorme puissance des laboratoires pharmaceutiques, qui font une cour assidue tant aux médecins de quartier qu’aux plus hautes instances de l’État et des services de santé, avec lesquelles ils savent se montrer plutôt généreux (par exemple en offrant des croisières de « formation » aux jeunes psychiatres).

L’entreprise de conquête de ce grand marché a commencé aux États-Unis, avec l’Association américaine de psychiatrie (APA) et son premier Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, ou DSM), en 1952  (1). En 1994, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) aligne le chapitre « psychiatrie » de la classification internationale des maladies sur les nomenclatures du DSM-IV, ce qui conduit de nombreux pays à en faire autant. Il s’est ensuivi une inflation des pathologies répertoriées. Il y en avait 60 en 1952, et déjà 410 en 1994, dans le DSM-IV.

Éteindre le volcan

Les affaires sont les affaires ; il fallait que la méthode DSM soit simple : il n’est plus question de chercher la cause des symptômes ni de savoir à quelle structure psychique ils correspondent. Il faut seulement cocher les cases correspondant au comportement visible de celui qui se plaint. Cette pratique oublie qu’un symptôme n’est jamais une cause. L’entretien avec un psychiatre devient alors à peine nécessaire, puisqu’il s’agit seulement de répertorier des troubles de surface : troubles du comportement, de l’alimentation, du sommeil, bref, troubles en tous genres… jusqu’à la récente invention de troubles succédant aux attentats. À chacun correspond, merveille, son médicament. C’est dans ces eaux… troubles qu’ont été noyés les anciens diagnostics. Le lobbying de « Big Pharma » a gagné aussi les facultés de médecine, où l’on n’enseigne plus que le DSM. Mieux encore, il arrive que les laboratoires dispensent eux-mêmes les enseignements — de multiples conflits d’intérêts ont été dénoncés. La grande culture psychiatrique est oubliée, de sorte que, devant un patient, le nouveau clinicien made in DSM ne sait plus s’il a affaire à une névrose, à une psychose ou à une perversion. Il ne distinguera pas un problème grave d’un état circonstanciel. Et, dans le doute, il prescrira des psychotropes…

La « dépression », par exemple, est un mot qui fait partie du vocabulaire courant. Le blues peut saisir n’importe qui, à un moment ou à un autre de la vie. Mais pourquoi laisser la notion de « dépression » dans un tel sous-emploi ? Elle a donc été élevée à la dignité de maladie à part entière. Pourtant, la tristesse peut être aussi bien le symptôme d’une mélancolie — avec un risque suicidaire important — que celui d’un état passager et même normal — comme lors d’un deuil. Confucius recommandait au fils un deuil de trois ans après la mort de son père ; aujourd’hui, si vous êtes triste plus de quinze jours, vous êtes malade. On vous donnera des antidépresseurs, qui peuvent temporairement vous soulager, mais qui ne résolvent pas le problème… Seulement, comme il ne faut pas arrêter le traitement brutalement, la prescription dure parfois presque une vie.

Le marketing du DSM est simple : il suffit d’inventer à intervalles réguliers de nouveaux troubles, qui mêlent le pathologique et l’existentiel. Ce qui est assez facile, puisque l’existence s’appuie sur ce qui cloche pour aller de l’avant. Ce qui ne va pas — dans notre vie — nous donne de l’énergie pour nous en sortir. Il faut pleurer avant de rire. Nous courons sur un volcan : éteindre le volcan avec des médicaments qui sont autant de drogues, c’est éteindre une vie, qui est à chaque instant risque et risquée. « Pathologique n’a de sens que pour l’improductif », soulignait l’écrivain Stefan Zweig (2).

La dénomination de certains médicaments semble approuver cette conception, mais dans une acception à tout le moins discutable : dans quelques formes aiguës de psychose, des psychotropes sont nécessaires pour calmer les hallucinations et les délires. Ces médicaments ont été nommés des antipsychotiques. Dans l’esprit du fabricant, ces molécules seraient-elles donc destinées à en finir avec le sujet qui souffre de psychose ? C’est oublier que le sujet est toujours plus grand que ce dont il pâtit. Ces médicaments devraient plutôt s’appeler des « propsychotiques » ou des « philopsychotiques », car un psychotique libéré de ses délires est souvent un grand inventeur (le mathématicien Georg Cantor), un grand poète (Friedrich Hölderlin), un grand peintre (Vincent Van Gogh), un grand penseur (Jean-Jacques Rousseau). Mais « Big Pharma » n’a cure d’une liberté retrouvée du sujet qui, finalement, mettrait en cause son emprise. Il préfère l’opium. Et ses vapeurs s’installent d’autant mieux que le « trouble » est jeté sur les ressorts effectifs de la souffrance psychique.

Bien plus, mieux vaut que le nombre de troubles croisse et se multiplie. Parmi les derniers en date, le trouble bipolaire a bénéficié d’une large promotion médiatique, alors qu’il ne fait que pathologiser la maladie universelle du désir : celui-ci s’élance en riant vers l’objet de son rêve, mais, dès qu’il l’atteint, son rêve est encore plus loin, et son rire se conclut par des larmes. Tant que la vie va son train, nous sommes très normalement bipolaires, c’est-à-dire un jour euphoriques et le lendemain abattus. Mais il arrive que, dans les psychoses mélancoliques, l’objet du désir soit la mort elle-même, ou l’explosion d’une survie maniaque. Le diagnostic de bipolarité devient alors criminel, lorsqu’une différence n’est pas faite entre le cycle maniaco-dépressif des psychoses — avec un risque de passage à l’acte grave pouvant justifier la prescription de neuroleptiques — et l’euphorie-dépression des névroses. Cette distinction rayée des DSM suscite de nombreux drames (3).

Le trouble le plus répandu et le plus inquiétant, car il s’attaque aux enfants, qui souffrent sans savoir de quoi et ne peuvent pas se plaindre, est sans doute le trouble de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH). Ces difficultés de l’enfance sont traitées depuis longtemps par les pédopsychiatres et les psychanalystes, pionniers en la matière. Mais, puisqu’il s’agit de problèmes particuliers à chaque enfant, ils se sont gardés de les étiqueter comme un trouble général. Si bien qu’aujourd’hui ils sont accusés de ne pas proposer de recette, notamment par des associations de parents, dont certaines sont subventionnées par les laboratoires pharmaceutiques (par exemple l’association HyperSupers TDAH France, soutenue par les laboratoires Mensia Technologies, Shire, HAC Pharma et NLS Pharma).

Le parachutage de ce prétendu diagnostic revient à dire par exemple que la toux est une maladie. Et l’exemple vient de haut : le 29 septembre 2017 s’est tenue à l’université Paris Nanterre une conférence en faveur du diagnostic TDAH, sous le haut patronage du président de la République Emmanuel Macron et de Mme Agnès Buzyn, ministre de la santé. Les psychanalystes inscrits à ce colloque s’en sont vu tout simplement interdire l’entrée par des vigiles. Le TDAH n’existe pas dans les classifications françaises, que ce soit la classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent (CFTMEA), fidèle à la psychiatrie française, ou même la classification internationale des maladies (CIM-10), qui reprend les options du DSM. Elles décrivent seulement des problèmes d’agitation. Et l’agitation n’est pas une maladie. Elle peut avoir de multiples causes (problèmes familiaux, difficultés à l’école, etc.) et demande d’abord que les enfants et leur famille soient entendus, ce qui suffit souvent à dénouer les problèmes. Avec le TDAH, le symptôme est transformé en maladie et, bien plus grave, il lui est attribué des causes neurodéveloppementales. Cette affirmation ne repose sur aucune base scientifique, alors qu’il existe des preuves constantes des difficultés causées par des problèmes au sein de la famille ou à l’école…

Jerome Kagan, professeur à Havard, déclarait dans un entretien en 2012 que le TDAH n’est pas une pathologie, mais « une invention. Quatre-vingt-dix pour cent des 5,4 millions d’enfants sous Ritaline aux États-Unis n’ont pas un métabolisme anormal (4)  ». En France, le docteur Patrick Landman a montré dans son livre Tous hyperactifs ? (Albin Michel, 2015) que le TDAH n’a aucune cause biologique identifiable : ses symptômes ne sont pas spécifiques et sont dépourvus de marqueurs biologiques. Aucune hypothèse neurobiologique n’a été validée. Le docteur Leon Eisenberg, inventeur du sigle TDAH, déclarait en 2009, sept mois avant sa mort, qu’il n’aurait jamais pensé que sa découverte deviendrait aussi populaire : « Le TDAH est l’exemple même d’une maladie inventée. La prédisposition génétique au TDAH est totalement surestimée (5).  » Et pourtant, le lobbying aidant, environ 11 % des enfants âgés de 4 à 17 ans (6,4 millions) ont été diagnostiqués TDAH à partir de 2011 aux États-Unis, selon les Centres de prévention et de contrôle des maladies américains. Il s’ensuit le plus souvent une prescription de Ritaline (méthylphénidate), qui contient des molécules considérées comme des stupéfiants dans les classifications françaises. La prescription de cette amphétamine à grande échelle pourrait créer un scandale sanitaire semblable à celui du Mediator et du Levothyrox. Ces substances provoquent une accoutumance, et il n’est pas exclu — c’est encore en discussion — qu’il existe une corrélation entre les enfants ayant pris de la Ritaline et les adolescents qui se droguent.

Les enfants ne sont pas épargnés par les bouleversements de la société. Ils sont soumis, comme les adultes, à l’impératif d’un succès rapide, à la compétitivité, à la conformité à des normes qui ne sont pas de leur âge. Ceux qui y dérogent sont facilement considérés aujourd’hui comme déficitaires. On s’inquiète donc de voir apparaître, sur un site du ministère de l’éducation nationale, une plaquette destinée aux enseignants affirmant sans preuve que le TDAH est une « maladie neurologique » et leur donnant une recette détaillée pour établir des prédiagnostics (6). Les « éléments de repérage » proposés pourraient s’appliquer à presque tous les enfants. Toujours le même amalgame entre problèmes normaux et pathologie…

L’enfant en première ligne

Naguère, Michel Foucault a mis en évidence la répression, notamment par les États et la religion, de ce malaise dans la culture qu’est la sexualité. Aujourd’hui, la chape de plomb d’un patriarcat de droit divin est en voie de marginalisation. Comment cette répression s’organise-t-elle désormais, étant entendu que le terme « sexualité » doit s’entendre au sens large ? C’est l’industrie pharmaceutique qui prétend prendre le relais, sous le couvert de la science. Le message est clair : « Ne vous inquiétez pas, vous qui avez des insomnies, des moments d’abattement, une excitation exagérée, des idées suicidaires ! Vous n’y êtes pour rien : c’est la faute de vos gènes, de vos hormones ; vous souffrez d’un déficit neurodéveloppemental, et notre pharmacopée va arranger le tout. » Il s’agit de faire croire que tout se réduit à des problèmes de neurotransmetteurs et de mécanique, où l’humain disparaît. Il faudrait oublier que le tracas délicieux et quotidien des relations des hommes et des femmes, les embrouilles jamais bien démêlées des enfants avec leurs parents, les rapports de forces angoissants avec la hiérarchie et le pouvoir plongent leurs racines au plus profond de l’enfance.

De tout côté, l’infantile est en première ligne, et c’est ce qui rend l’affaire du TDAH encore plus « trouble » que les autres. En tous temps et en tous lieux, c’est l’enfant qui, le premier, a été réprimé, battu, formaté. Lorsqu’un instituteur de la vieille école tirait les oreilles d’un bambin agité, c’était, aussi choquant que cela puisse paraître, presque plus humain que lorsque des enseignants sont sommés de poser un diagnostic de handicap. Un rapport personnel était maintenu, alors qu’une pseudoscience l’efface. Pour la première fois dans l’histoire, c’est au nom d’une prétendue science que les enfants sont « battus ». Tous les ans, le Père Noël, ce mythe aux stratifications multiples, comme l’a montré l’ethnologue Claude Lévi-Strauss (7), apporte aux enfants des cadeaux pour les consoler. Aujourd’hui, « Big Pharma » prétend enfiler la houppelande de Papa Noël. Mais nous n’oublierons pas que sous le manteau rouge se cache une ombre qui ressemble fort au boucher de la Saint-Nicolas.

Gérard Pommier Psychiatre, psychanalyste, professeur émérite des universités, directeur de recherche à Paris-VII, auteur, notamment, de Comment les neurosciences démontrent la psychanalyse, Flammarion, coll. « Champs essais », 2010, et de Féminin, révolution sans fin, Pauvert, Paris, 2016.

(1) Lire « La bible américaine de la santé mentale », Le Monde diplomatique, décembre 2011.

(2) Stefan Zweig, Le Combat avec le démon. Kleist, Hölderlin, Nietzsche, Le Livre de poche, coll. « Biblio essais », Paris, 2004 (1re éd. : 1925).

(3) J’ai moi-même accompagné à l’hôpital Saint-Anne un patient mélancolique, qu’un psychiatre ignorant de tout ce qui n’est pas le DSM a laissé sortir. Il s’est suicidé. Je connais plusieurs cas semblables.

(4) « “What about tutoring instead of pills ?” », Spiegel Online, 2 août 2012, www.spiegel.de

(5) « Schwermut ohne Scham », Der Spiegel, Hambourg, 6 février 2012.

(6) « Trouble déficit de l’attention hyperactivité », académie de Paris, disponible sur www.ac-paris.fr

(7) Claude Lévi-Strauss, Le Père Noël supplicié, Seuil, Paris, 2016 (1re éd. : 1952).

   Send article as PDF